Fragments d'espoir : Moto Hagio aborde l'après Fukushima

Il y a de grandes chances que vous vous en souveniez, à partir du 11 mars 2011, le Japon a été frappé d'une triple catastrophe qui implique un séisme, un tsunami et un accident nucléaire à Fukushima. Parmi les premiers mangakas à avoir abordé ce drame, il y a Moto Hagio. Le 28 juin 2011 sort le numéro d'août du magazine mensuel Flowers. Ce dernier contient Les Colzas, la première réaction de l'autrice à la catastrophe de Fukushima. Ensuite, elle dessine trois autres one-shots dans la revue, à savoir Dame Pluton dans le numéro d'octobre 2011, Nuit d'averse - Le comte Uranus dans celui de février 2012 et enfin Salomé 20XX dans celui de mars 2012. Les quatre histoires sont réunies dans un recueil qui sort le 12 mars 2012, soit un an après la catastrophe. Dans ce dernier, elle dessine également une suite inédite à son manga Les Colzas.

Cependant Moto Hagio n'en a pas fini avec Fukushima. En 2013, elle dessine la nouvelle Fukushima Drive pour le magazine Big Comics. Elle est ensuite publiée en début d'année suivante dans l'anthologie en deux volumes intitulée Tensai-tachi no Kyôen qui célèbre les 45 ans de la revue. À l'époque, j'étais déjà fan de Moto Hagio mais également d'autres mangakas présents dans le recueil : Naoki Urasawa, Junji Itô, Rumiko Takahashi, Shigeru Mizuki, Daijirô Morohoshi, Yukinobu Hoshino pour les principaux. Dans ce lot d'artistes que j'admire, c'est l'histoire de Moto Hagio qui m'a le plus marqué. J'en suis immédiatement tombé sous le charme. Le 10 mars 2016, le recueil de nouvelles sur l'après Fukushima de Moto Hagio a été réédité au Japon, avec justement l'ajout de cette histoire.

C'est sur cette édition complète que se base la version française publiée à partir du 22 avril 2025 aux éditions Akata. Si la réaction de l'autrice fut immédiate, il a fallu attendre le quatorzième anniversaire de la catastrophe pour que son manga arrive en français. Heureusement, ou plutôt bien malheureusement, son propos est encore d'actualité et propose de réfléchir sur l'écologie et le nucléaire non sans poésie.

Fragments d'espoir est ainsi un recueil qui contient six histoires courtes. La première s'intitule Les Colzas et nous plonge dans le quotidien d'une famille qui a été touchée par la catastrophe de Fukushima à travers les yeux d'une jeune fille qui ne comprend pas vraiment pourquoi elle a dû déménager ni où est passée sa grand-mère. C'est un récit touchant et surtout parfaitement bien construit qui se révèle au fil des pages. Moto Hagio maîtrise la narration de son histoire tout en évitant les artifices scénaristiques, ce qui rend son incursion dans le quotidien d'autant plus crédible. Avec Les Colzas, l'autrice établit un lien entre Fukushima et Tchernobyl qui fait prendre conscience de l'ampleur du désastre tout en représentant l'une des rares lueurs d'espoir du recueil.

La seconde histoire consacrée à cette famille s'écarte de la tranche de vie pour basculer dans l'onirisme. La petite protagoniste lit Train de nuit dans la Voie lactée, nouvelle de Kenji Miyazawa qui a inspiré bien des mangas, de Galaxy Express 999 à Aria, et qui est chère à Moto Hagio. Elle fait un rêve insufflé essentiellement par cette nouvelle mais aussi par plusieurs autres histoires du poète. Et cette fois, le manga aborde la thématique du deuil avec ce train qui emporte les victimes de Fukushima dont fait partie la grand-mère de la protagoniste. C'est une magnifique histoire qui évoque la mort avec douceur au rythme de nombreuses métaphores et inspirations visuelles géniales.

Entre ces deux histoires, Moto Hagio a dessiné trois récits qui font l'originalité du recueil puisqu'elle y personnifie l'énergie nucléaire. Avec Dame Pluton et Nuit d'averse, elle donne vie d'abord au plutonium sous les traits d'une femme sensuelle puis à l'uranium avec l'apparence d'un comte séduisant. Au sein de ces deux histoires, l'autrice met littéralement l'humanité face au problème du nucléaire, qui se laisse séduire malgré les dangers et la pollution de la radioactivité qui dépasse l'espérance de vie humaine. Renseignée sur le sujet, la dessinatrice pèse le pour et le contre dans ce qui ressemble à des procès du nucléaire. En résulte des humains attirés par le confort prêts à répéter les erreurs du passé au lieu d'apprendre et faire preuve de sagesse. Moto Hagio expose la bêtise et la faiblesse d'une civilisation qui ne parvient même pas à tirer des enseignements de la catastrophe de Fukushima.

Dans la même lignée, sa nouvelle Salomé 20XX est quelque peu différente. Moins percutante que les deux premières sur le discours, elle est surtout une tragédie qui revisite l'épisode de Salomé et Iokanaan à l'aune du nucléaire. Au-delà de l'exercice de style intéressant, la nouvelle est sublime jusque dans sa conclusion qui fait ressentir le désespoir de Salomé et donne envie de s'y attacher. Entre les évocations artistiques du mythe, les scènes de danse envoutantes et la dramatique de la relation entre les deux personnages, Salomé 20XX est un récit mémorable. Quoiqu'il en soit, Moto Hagio se sert de figures de style pour raconter des histoires à la fois critiques et tragiques qui questionnent le rapport à la radioactivité. Elle le fait à travers la science-fiction, son genre de prédilection qu'elle mélange à la mythologie.

La dernière histoire de ce recueil s'intitule donc Fukushima Drive, et elle s'inspire des paroles d'une chanson : Tachikawa Drive, écrite par Yoshihiro Kai en 2009. Moto Hagio interprète le morceau et en livre sa vision au sein d'une nouvelle qui en reprend les paroles. Elle transpose cette histoire mélancolique qui aborde l'amour et la mort dans le contexte de la catastrophe de Fukushima. Et c'est une véritable merveille de narration. Un récit graphique renforcé par le poids des paroles qui parvient à faire comprendre l'histoire et à transmettre les émotions du protagoniste uniquement à travers le dessin. Fukushima Drive est un bijou de découpage des cases tout en musicalité, en plus d'être un récit émouvant qui s'intercale dans un coin de l'esprit sans la moindre difficulté. Alors qu'elle n'a plus rien à prouver, Moto Hagio ne cesse de confirmer quelle immense autrice elle est. Avec ce chef-d'oeuvre en quelques pages à peine qui vient conclure Fragments d'espoir, on comprend aisément que la dessinatrice a enfin fait le tour du sujet de Fukushima. À présent, c'est à ses lecteurs de s'en souvenir.

En définitive, plus qu'une réaction à la catastrophe de Fukushima, Fragments d'espoir est un récit engagé et renseigné qui aborde le nucléaire sous différents angles. De l'incursion dans un quotidien bouleversé par la tragédie à la personnification à mi-chemin entre la science-fiction et le mythe, en passant par la poésie musicale, Moto Hagio multiplie les styles de récit pour évoquer aussi bien l'écologie que la mort. Même si son recueil ne contient pas beaucoup de touches d'espoir et dénonce une humanité ne pensant qu'au profit et à son confort quitte à pactiser avec le Diable, Fragments d'espoir est une lecture essentielle à laquelle il convient de réfléchir pour un avenir meilleur.


  • Édition : Akata
  • Traduction : Anaïs Koechlin
  • Lettrage : Elsa Pecqueur
  • Crédit pour les images : © 2025 Moto Hagio / Shogakukan


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